Bulletin de partage
Claire Vittori Challandes et Alain Challandes

Aujourd’hui, un vénérable MÉLÈZE (Larix decidua) me prête sa voix au nom de tous les siens, pour se présenter à vous :

Les hommes qui m'ont surnommé le "roi de Balavaud" (lieu-dit au dessus d’Isérables dans les Alpes suisses), ont mesuré avec justesse mon âge : supérieur à 850 ans. Il vous est difficile de bien vous représenter ce que signifie un aussi grand nombre d’années, n’est-ce pas ? Ce temps immémorial se lit dans la profondeur des sillons de mon écorce, et ma recette pour la longévité ne se situe pas là où vous l'imaginez, je le sais. Alors pour bien saisir ce que j'ai à vous transmettre imaginez que vous avez déjà acquis l'art de l'écoute, un art qui m'habite spécifiquement.

Sincèrement, ma vie est tout bonnement délicieuse, la douceur imbibe tout mon être..., dans la tendresse de mes couleurs, la souplesse de mes aiguilles qui se déploient en petites rosettes, l’équilibre de mon huile essentielle dans laquelle fermeté, assise et délicatesse se mêlent harmonieusement (parallèle biochimique avec les monoterpènes, esters, sesquiterpènes et la diversité de plus de 125 molécules - pour ceux qui connaissent l'aromathérapie intégrale). Aussi saviez-vous que les paysans de montagne ont traditionnellement préféré produire leur litière domestique avec mes aiguilles bien avant celles des autres conifères - le confort offert est sans pareil !

Mon adaptabilité sous de nombreux aspects est aussi mon fort, à commencer par mes rameaux élastiques me permettant de laisser couler sans résistance les vents de l’hiver, mes couleurs tendres à chatouillantes se fondant avec mon environnement changeant, comme celle d’un caméléon. Cette manière de me soumettre aux mouvements des saisons ne rime pas avec soumission ou servilité; mais vécue en conscience, il s’agit d’une attitude empathique à la reconnaissance et la compréhension intime de ceux qui m'environnent.

A l’inverse des autres conifères (je pense alors aux cèdres, cyprès, douglas, sapins, genévriers, pins, séquoias, épicéas), j’ose à l’automne rendre à la terre mes aiguilles, pareil aux arbres dont les feuilles sont caduques (ou décidues = synonyme). Cette audace de me séparer de mes “panneaux solaires” signe-t-elle un état de faiblesse ? Sûrement pas, c’est justement sur cette capacité de vulnérabilité que j’érige ma véritable puissance. En hiver je peux ainsi me ressourcer, m’intérioriser et intégrer, totalement.

Petit-à-petit vous découvrez mes talents, qui justement me permettent de vivre dans la vérité de chaque instant. Il est vrai que je me laisse constamment guider par mes perceptions, sélectionnant seules les pensées inspirées et affranchies de toutes espèces d’anticipations, de préjugés, de regrets. J’accueille ce qui est, j’obéis simplement, en confiance à l’intelligence de vie, décidant et agissant librement. “Illusion de liberté !” me direz-vous, “...quand on se plie aux mouvements et aléas extérieurs”. Ma réponse est non, mon nom (decidua) vous le confirme mimétiquement, mes décisions s’appuient en permanence et de façon équilibrée sur les bases de ma conscience propre et accordée intentionnellement sur celles de l’univers qui m’entoure. En effet je renouvelle constamment mon choix d’accueillir les forces cosmiques ardentes, celles qui nourrissent ma propre intelligences pour le bien de celle des autres. Observez donc, mon bois est chaud, il devient même rouge si je me suis élevé sur un sol bien drainé et sous un climat très ensoleillé.

Mes décisions s’inscrivent donc avec fluidité dans les expériences successives de ma longue existence. Et dans ces processus, seule ma mémoire est touchée, mes pensées ne fixent rien pour un futur hypothétique. En conséquence ma relation au temps est légère et tranquille, je vis avec mon propre temps, dont j’assume paisiblement la responsabilité. Au fait, je vous donne volontiers un coup de main pour rechercher des mémoires dont le souvenir se serait présentement révélé utile.

Me réaliser intérieurement s’inscrit comme une priorité puisque chaque vécu opère sur et dans ma chair, comme un métissage intégral. Malgré moi, j’émane sur des centaines de mètres cette synthèse vibratoire, tel l’arlequin, qui soit dit en passant est si précieux dans l’élaboration de sages décisions.

Vous souvenez vous de mon frère le plus proche, botaniquement parlant ? je fais référence au cèdre (newsletter 9) qui sait également cultiver la sagesse ancestrale et généreusement la rayonner... c’est inscrit dans notre forme de vie ! Moi-même plus relié au principe féminin, je me "mouille" un peu plus parce que j'abandonne mes aiguilles, parce que j’offre mon bois aux hommes pour qu'ils construisent leurs demeures, vivant ainsi dans un corps-à-corps quotidien avec mes qualités ; et l’avez-vous remarqué... dans les régions où ma présence domine, leurs peuples sont d’un naturel particulièrement tolérant, disponible et en accord avec les valeurs intégrées de leurs aïeux, je pense par exemple aux habitants du fond du Val d’Hérens (encore en Valais). Ces gens se désintéressent des modes artificiels tels que la spéculation, le consumérisme, des modes qui à leur yeux ne véhiculent aucune substance vitale.

Quand vous vous alliez à mes forces, vous éprouvez comment le mouvement respiratoire relie continuellement la vastitude de la Vie universelle et dans l’autre sens la proximité de chacune de vos cellules, s’abreuvant de cette source de particules originelles. Parfois, des problèmes de poumons résultent de la difficulté de s’engager dans la présence à Soi, en se laissant guider continuellement par ses sens physiques et subtils, soutenu par le Grand Esprit ardent et vif. Cette recette de vie profite aussi à ceux qui veulent réapprivoiser la légitimité de leur intégrité après la souffrance d’un abus quel qu’il soit. Je vous invite, si vous le choisissez, à emprunter mes mocassins quelques semaines et finalement goûter au sentiment de fraternité, authentiquement. M’ayant écouté, ils vous sera même possible d’écrire un long roman sur ma véritable nature.